Epinglés ! présente les découvertes des bibliothécaires et des lecteurs, des livres récents ou plus anciens, parfois méconnus, et qui méritent un coup de projecteur.
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Connaissez-vous le dicton : « Méfiez-vous de l’eau qui dort… » ?
Un petit garçon vient de se noyer dans les eaux sombres du lac de Dentown que renferme cette obscure forêt où vivent trois femmes – deux sœurs et une fillette toujours suivie par un chat noir –, des marginales qu’on a appelées sorcières et chassées il y a dix ans de leur village.
Aujourd’hui, une malédiction semble s’être abattue sur Dentown, et ce sont elles que l’on accuse. Les hommes, pris de spasmes violents, vomissent du sang ; les arbres agonisent d’une étrange maladie, vidés de leur sève et recouverts d’une épaisse couche de poussière noire qui fait ployer leurs branches et leur donne l’apparence de squelettes menaçants.
Une hystérie collective s’est emparée des habitants, attisée par les paroles enfiévrées et apocalyptiques du pasteur local. Ce dernier crie à la punition divine, parle de purification, de complicité muette et fait croître la haine en exhortant ses paroissiens à traquer le mal qui gangrène le village et pourrait même trouver logis chez leurs plus proches voisins.
Parmi ces habitants, John Stillman, un souffre-douleur gringalet moqué de tous qui n’a jamais su se défendre ; Gabriel Constantine, un de ses richissimes bourreaux ; et Claudia, la fille populaire que tous les garçons admirent et convoitent, vont se retrouver bon gré mal gré liés par le destin… à affronter un ennemi qui les dépasse et qui n’est peut-être pas celui que l’on croit. En effet, quand on s’attarde à contempler la surface opaque du lac de Dentown, on pourrait presque y discerner, ondulante, quelque ombre reptilienne en attente de sa proie. Car si l’on se fie à la rumeur, au fond du lac vivrait un monstre qui, gueule béante, se repaîtrait de ses noyés et insufflerait chez les promeneurs inconscients des désirs qui pourraient bien ruiner leur existence…
Sur un fond de chasse aux sorcières et de forêt terrifiante où dominent nos peurs les plus ancestrales, N.M. Zimmerman campe une histoire polyphonique à l’architecture complexe, où l’alternance des points de vue internes – monologues anxiogènes – permet d’apprécier la psychologie, les réflexions et les méandres intérieurs de chaque personnage. Cette narration éclatée, à l’effet « stroboscopique », semble traduire leur progressive aliénation : pantins dépossédés de leur raison par l’esprit du lac — cette sorte de « voix off » retranscrite en italique qui s’immisce insidieusement dans leur tête et tente de les pousser au suicide —, tous sombrent dans la paranoïa, la démence et la schizophrénie. Ils vivent un cauchemar duquel ils ne peuvent se réveiller et dont la seule issue est la folie ou le trépas.
Le village de Dentown vit ainsi ses dernières heures, sa fin du monde. Et cette dernière a été amorcée par ses occupants, car le vrai monstre – ignorance, superstitions, soif de vengeance, de reconnaissance – est bel et bien intérieur, lugubre partie de soi qui rejette l’autre ou se rejette elle-même et succombe à ses passions. Le lac a exaucé les vœux de Claudia, de John… mais à quel prix ? Leurs désirs ont entraîné la mort, une mort violente dans la douleur et la bile ; celle-là même qui les guette. Alors, avaient-ils raison de vouloir changer ?
Fascinée par le paranormal et le fantastique, l’auteur du non moins asphyxiant Dream box maîtrise les codes du genre : les histoires de ses protagonistes, enchevêtrées, nourries de flash-back et d’inconnues, au départ nous perdent et sèment la confusion, puis nous rattrapent, nous surprennent par leurs terribles révélations et, pour finir, nous embarquent dans une tourmente romanesque infernale. Mêlées aux non-dits familiaux et à l’atmosphère pesante et malsaine du village où sont confinés les personnages, elles possèdent ainsi une incroyable force hypnotique, émanant en partie du maintien de cette frontière ténue entre réalité et surnaturel.
L’angoisse est palpable à chaque mot ; le suspens, fine liqueur, se distille goutte à goutte dans des chapitres qui nous laissent abasourdis et mortifiés à la lecture de leur chute, qui s’abat comme un couperet. D’ailleurs, prenez garde à ne pas vous attacher aux faibles ; ils mourront. Quant aux autres, emmurés en eux-mêmes, ils resteront tétanisés par la peur et rongés par une culpabilité dévastatrice, sans aucun espoir de rédemption. À moins que…
La montée en puissance dans l’horreur, à mesure qu’une fin encore incertaine s’esquisse, nous prend à la gorge et rend le récit particulièrement intense. On frissonne, on se ronge les sangs. La machine est implacable et le roman indéniablement virtuose. Et l’on ne regrette pas cette plongée en eaux troubles, à vivre les tripes bien accrochées à partir de 13 ans, enfin… pour les plus téméraires…
Mélanie, bibliothécaire
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Sous l’eau qui dort, N.M. Zimmermann (Ecole des loisirs, 2013).