Epinglés ! présente les découvertes des bibliothécaires et des lecteurs, des livres récents ou plus anciens, parfois méconnus, et qui méritent un coup de projecteur.
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En pays de Naol, les faiblesses intellectuelles et les tares physiques sont corrigées. Le divertissement règne en maître, dans un vacarme assourdissant. Il comble les vides de ces existences qui ne souffrent d’aucun temps mort. Les enfants braillent, gesticulent, s’excitent devant les jeux vidéos et suivent sans défaillir plusieurs films à la fois, sous le regard rassuré d’adultes ravis de leur hyperactivité notoire. Tous évoluent – dès le ventre maternel – sous puce électronique et, par ce truchement, grandissent dans un parfait contrôle, qui leur assurera une croissance tout aussi parfaite. La voix du Naolien porte ; ses gestes sont outrés, ses accoutrements exubérants. Il condamne l’inaction et la pensée critique ; et gare à celui qui surprend un relâchement chez son voisin…
C’est pourquoi en Naol et, à plus forte raison, dans l’exemplaire famille Spencer, Ellis détonne. Souris frêle, myope et souvent dans la Lune, elle se distingue de ses frères par son calme olympien, sa discrétion et sa voix fluette. Habile quand il s’agit de se faufiler dans les rayonnages de la bibliothèque secrète de son père, la jeune fille prend le risque de lire dans un pays où les livres, le rêve et le doute ont été bannis. Inquiets par le comportement de plus en plus marginal de leur progéniture, Henri et Ann Spencer décident de l’envoyer dans une Académie qui accepte les « enfants à problèmes ». Ils espèrent ainsi la remettre sur le droit chemin ou, à défaut, sur un chemin moins tortueux. Mais Ellis y rencontre Peter, un autre enfant à problèmes au caractère bien trempé, et elle réalise qu’elle n’est pas – qu’elle n’est plus – seule. Son nouvel ami lui ouvre les yeux, lève le voile sur les dessous peu reluisants du système en Naol et, par la force des choses, la fait entrer en résistance…
Société futuriste aseptisée, au sein de laquelle prestige, apparence et infaillibilité sont érigés en principes de vie absolus, le Naol est peut-être moins éloigné de nous qu’il n’y paraît. Un curieux écho résonne dans notre société actuelle, à l’aune des écrans et du virtuel, du culte du corps et de la performance. Au pays de Naol, la musique vous accompagne de jour comme de nuit, ne laissant aucun répit à l’esprit, aucune place à ces silences qui nourrissent la réflexion. Votre mur du succès – puisque chaque individu en possède un – mesure l’ampleur de votre « surface sociale », l’un des symboles les plus flagrants de votre efficience de petit soldat. Celle-ci augmente avec les diplômes, les récompenses diverses, les photos de gloire immortalisée ; autant de preuves de votre réussite qui s’affichent fièrement sur votre excroissance numérique. Car la popularité, en Naol, est une fin en soi, et les pires excès ne sont jamais de trop pour alimenter son ego vorace…
Avec La vie d’Ellis Spencer, dystopie ramassée en une cent cinquantaine de pages, on pénètre, non sans angoisse, dans une post-humanité vulgaire, bruyante, occupée à brasser du vide et applaudir des idoles creuses qui, par certains traits, ne nous semblent que trop familières. Et puis, dans ce marasme se révèle Ellis. Ellis et ses pensées décousues, ses pas en avant, en arrière, ses hésitations, et son cheminement vers une libération salvatrice.
Portée par son héroïne, drôle et attachante, et l’idée originale d’une société contrôlée par les habitants eux-mêmes, où chacun incarne un peu son propre Big Brother, l’histoire captive et se lit d’une traite. Seule ombre au tableau, le dénouement apparaît trop précipité, alors qu’il y avait la matière nécessaire pour l’étoffer. Le mystère plane et cette fin (trop ouverte) nous laisse sur notre faim.
Mélanie, bibliothécaire
Vérifiez la disponibilité en bibliothèque :
La vie étonnante d’Ellis Spencer, Justine Augier (Actes Sud Junior, 2014).